Philippe Sarde, en 10 bandes originales

Mission impossible ? En effet : comment réduire la carrière de Philippe Sarde en 10 grandes dates ? Et pas une de plus. Devant l’incroyable productivité du compositeur, cela relèverait presque de la gageure. La liste suivante est donc une sélection avant tout subjective. A l’évidence une autre liste de dix partitions pourrait être dressée par quelqu’un d’autre. Voyage à rebours, des plus récentes aux plus anciennes à travers quelques-unes des grandes étapes, des pierres blanches absolues du musicien, à (re)découvrir…

10 – Quai d’Orsay (2013)

site-philippe-sarde-affiche-film-quai-d-orsayUn grand ministère de la France contemporaine, celui des Affaires Etrangères. Des centaines de personnes qui s’agitent comme des abeilles autour d’un ministre zébulon. Mais un homme pressé autour duquel tout le monde s’affaire, les portes claquent en coup de vent mais il ne lit pas les discours qui lui sont écrits, revus, corrigés éternellement. En surface, le dernier opus de Bertrand Tavernier ressemble à une comédie. En profondeur, c’est un regard grinçant sur les arcanes de la politique française contemporaine, son effervescence un peu vaine. Avec tous ces éléments, la grande réussite de la musique de Philippe Sarde tient au fait qu’elle évite consciemment tous les chausse-trappes du sujet : avant tout et très consciemment ce n’est pas une musique de comédie.

A une époque où ce genre est devenu synonyme d’abandon total de la musique originale et des Idées, ce travail surgit comme une bouffée d’air frais. Au beaucoup de bruit pour rien, Sarde préfère le discours clair, précis comme un scalpel.
Constamment rythmée, exotique, parfois même étonnamment anxiogène en regard du sujet, le travail de Sarde devait faire surgir à l’intérieur des lambris du quai d’Orsay l’idée d’une planète dont les conflits et les relations diplomatiques génèrent comme un effet dominos d’autres oppositions de personnes, de carrières et tempéraments.

D’où la grande vélocité de la partition, le sens d’un mouvement constant, mais aussi d’une course futile contre la montre. Ici la musique métisse deux univers. D’un côté une caste de politiciens volontiers cyniques, coupés du sens de leur mission représentés par des ostinati de cordes, notes piquées, trompette, saxophone, marimbas. De l’autre la souffrance du monde, les conflits globaux : percussions africaines, didjeridoo : flûte aborigène au son fascinant. Le dialogue entre les deux instrumentariums y est permanent. Cette neuvième collaboration entre les deux hommes est aussi la continuation d’une esthétique commune. Les partitions de Sarde pour Bertrand Tavernier possèdent le sens de la propulsion : en mouvement rythmique constant, parsemé de ruptures.

Comme Coup de Torchon également, la musique de Quai d’Orsay possède le sens du baroque, de l’association réussie et digérée d’éléments hétérogènes : minimalisme, écriture cassée à la Kurt Weill (depuis combien d’années n’avait-on pas entendu ses échos dans une musique de film français?) On songe ici à l’inspiration de L.627, là encore exploration d’un milieu socioprofessionnel clairement défini (la police). Le travail de Sarde, assoit encore un peu plus, si besoin était, le caractère funambule du compositeur, en équilibre au-dessus de plusieurs styles, de plusieurs options contradictoires, ensemble fondues en un tout harmonieux.

Mais jamais la partition de Quai d’Orsay ne sombre dans le patchwork. Comble de l’ironie, elle est même par certains côté davantage le sujet du film que la propre mise en scène, parfois paresseuse. Dès les premières mesures, non seulement la musique de Sarde accroche puis surprend, mais surtout sa paternité en est évidente. Tellement rare de nos jours…

09 – Fort Saganne (1984)

site-philippe-sarde-affiche-film-fort-saganneEtre orientalisant, mais sans être banal. Evoquer le silence du désert, son appel magnétique, ses grands espaces, le tout à l’époque évanouie de la légion (1911). Mais évidemment ne surtout pas refaire Lawrence d’Arabie. Evoquer par la même occasion la musique française du début 20ème, la fascination pour l’exotisme des compositeurs de ces années. Ravel ou Debussy rêvaient de l’Espagne ? Justement, à Sarde de nous entraîner encore plus au sud cette fois.
Avant le cataclysme de la grande guerre. Enfin, coller aux images de Corneau et de son chef opérateur Bruno Nuytten, au sens d’un spectacle qui s’incarne à l’écran, sans en « trivialiser » le déroulement. Etre épique mais intimiste. Epopée de la légion, Fort Saganne se déroule à l’échelle d’un seul homme, rattrapé par son destin et par la mort sous les bombes de la grande guerre. Voici en quelques capsules le défi qui attend Philippe Sarde pour sa deuxième collaboration avec Alain Corneau.

Pour parvenir à ses fins, le compositeur engage le violoncelliste Xavier Gagnepain, auquel il adjoint le London Symphony Orchestra. A cela il faudra aussi l’orgue du Royal Albert Hall, où la partition sera enregistrée. En résulte un son ample et riche. La dimension épique du projet s’incarne d’abord dans sa partition : elle respire, s’envole comme peu d’enregistrements faits pour le cinéma.

Luxuriance, mysticisme et grands sentiments, tous sont présents dans cette œuvre conçue comme les grands mouvements d’un poème symphonique qui épouserait les moindres nuances du destin de Charles Saganne (Gérard Depardieu), ses hésitations, son abandon progressif. Saganne, ce sera donc le grain du violoncelle, comme le souvenir d’une mélodie entendu au fond du désert. Toute en pleins et en déliés, elle épouse à merveille le moindre contour de ses états d’âme.

Et puis il y aura aussi le piano solo, fugitive effluve de la France en arrière-plan, symbolisant aussi sa relation tragique avec la jeune Madeleine (Sophie Marceau). Il y aura l’évocation de la guerre, comme la prémonition de l’holocauste qui se rapproche (« Colonne Dubreuil ») : notes scandées des violoncelles frappés col legno, glissandi fantomatiques des cordes, appels de trompettes, carillons, comme entendus au lointain, venus du fin fond du désert marocain.

Mais avant, il y aura la Légion, fière et droite : caisses claires et cuivres du L.S.O. incarnent toute la pompe du colonialisme. Ce n’est pas un hasard si ce thème (« Fantasia ») évoque ce que le compositeur avait composé pour Yves Boisset dans Allonz-enfants. D’emblée il y a le thème principal qui nous accroche les sens. D’une élégance toute française mais également typique de Sarde.

Chantant, avec un petit parfum romantique, comme si Robert Schumann avait croisé la route de César Franck. Développé dans un mouvement de cinq minutes, Sarde pose les bases d’un concerto pour violoncelle et orchestre, partant d’une base mélodique superbe dont il en exploite toutes les facettes. Le dialogue avec l’orchestre y est somptueux. De la passion jusqu’à l’abnégation. Saganne parle peu, la musique exprimera des sentiments enfouis.

Et puis il y a le désert, comme un tombeau des vanités. L’orgue solo sera sa voix, accompagné d’un magnifique thème secondaire, exposé aux violoncelles et bois. Musique d’appel, d’invitation au voyage. Jusqu’au bout.

L’espace de quelques cinquante minutes environ, la musique de Fort Saganne – bien davantage que le film – nous emmène loin, très loin. Jusqu’à se perdre. Il y a dans cette partition toute une gamme de grands sentiments. Mais pas de sentimentalisme. Avec Philippe Sarde, la musique à grand spectacle reprend ses droits.

8 – La Guerre du Feu (1981)

site-philippe-sarde-affiche-film-la-guerre-du-feuL’épopée de Jean-Jacques Annaud est taillée de l’étoffe dont sont faits les rêves du compositeur de musique de films. Imaginez : près de deux heures de projection sans dialogues, une quête violente au sein de décors sauvages et évocateurs, une immersion totale au sein d’une préhistoire jamais dépeinte avec un tel réalisme.

Pour Philippe Sarde, le défi était clair: épouser en notes une démarche identique à celle du réalisateur et de son scénariste Gérard Brach: revenir aux origines de l’Humanité, surprendre sans non plus aliéner le spectateur. Etre à la fois étranger mais familier. En même temps, il lui était aussi nécessaire de hisser son travail à la hauteur des images en Cinémascope, et du dolby stéréo. Impératif de composer avec les exigences d’Annaud et les besoins du récit cinématographique: être quasi documentaire, sans oublier d’emmener le spectateur vers le dépaysement ultime.

Une forme de quadrature du cercle. Sarde s’en expliquait en 1985 dans les colonnes de la revue Soundtrack ! :

« Jean-Jacques Annaud n’a jamais pensé une seule minute à une musique ethnique. Son horreur c’était (…) une musique avec une petite flûte, du côté folklorique qu’on ne connaît pas en plus. Il a voulu détruire ça complètement ; c’est le contraire qu’il faut sinon il n’y a pas de spectacle. »

La partition sera donc une porte d’entrée vers l’émotion, avec les moyens qui s’y prêtent: 170 musiciens et choristes londoniens, les Percussions de Strasbourg, auxquels viennent s’ajouter deux solistes d’exception : Syrinx à la flûte de pan et Michel Sanvoisin à la flûte contrebasse. Deux souffles jaillis du néant, des tréfonds de la terre, portés par de grands élans symphoniques, magnifiquement orchestrés par Peter Knight.

Sur la base de cette orgie instrumentale, le sorcier Sarde échafaude une vaste mosaïque d’impressions contradictoires, parfois aux antipodes les unes des autres. Envisagée par le compositeur comme un ballet des origines de l’Homme, la partition déploie des trésors d’inventivité mélodique : de la beauté terrestre du thème d’amour, jaillissant du souffle primitif de la flûte de pan, aux passages d’une sauvagerie toute russe (« l’attaque de la caverne »).

Comme toute grande musique de film, la partition de La Guerre du Feu donne au spectateur à entendre au-delà même des images : la création du feu y est appréhendée comme un événement mystique et plus grand que nature, dépassant la simple recréation ethnologique. La musique de Sarde incarne un moment signifiant de l’humanité, un gigantesque crescendo orchestral qui entremêlerait dans un même dialogue, Ravel, Penderecki et Stravinsky.

On pourra aussi admirer de quelle manière Sarde réduit parfois sa mélodie aux seules percussions (« le village des hommes peints »), dans un optique musicale rejoignant les expérimentations d’un Carl Orff et la Musica Poetica… La partition de La Guerre du Feu est portée par une sorte de fièvre créatrice de la première à la dernière mesure.

La puissance de feu de l’interprétation, la qualité de la prise de son et de la direction sidèrent dès la première écoute, comme si le compositeur était parvenu à capturer dans une bouteille l’éclair créatif, au prix d’interminables séances d’enregistrement. On ne rappellera en effet jamais assez combien cette musique a coûté, jusqu’à en effrayer ses financiers. Mais l’écoute du CD confirme qu’il s’agit bien d’une des partitions les plus achevées de l’histoire de la musique de cinéma.

7 – Ghost Story (1981)

philippe-sarde-ghost-story-posterDe vieux et distingués messieurs en tenue de soirée se racontant à tour de rôle des histoires de fantômes, tandis que la neige recouvre peu à peu leur ville. Des phénomènes étranges la nuit venue. Le secret d’une mort accidentelle et la vengeance d’un spectre qui va peu à peu venir hanter la vie de ces quelques vieillards : le film du canadien John Irvin (en France : Le Fantôme de Milburn) est un film d’épouvante dans la tradition gothique des romans de M.R. James.

Les Américains appellent cela un shocker. C’est aussi la seule partition de Philippe Sarde qui se rattache à une longue tradition, davantage anglo-saxonne que française. Mais c’est aussi une manière de perpétuer l’héritage de son parrain Georges Auric, compositeur membre du groupe des six, un musicien qui fût souvent en phase avec un certain fantastique musical au travers de films comme La Belle et la Bête de Cocteau, Au Cœur de la nuit d’Alberto Cavalcanti et surtout Les Innocents de Jack Clayton.

D’un point de vue thématique, Philippe Sarde revisite pour les besoins de ce film le thème principal composé en 1970 pour Le Chat de Pierre Granier-Deferre, autre film sur la vieillesse. Mais il trouve ici manière à le développer de manière substantielle, tout en le réorchestrant pour un large orchestre, avec voix de femme, comme une sirène diabolique. Comme l’explique le compositeur :

« Quand j’ai vu le film j’ai dit aux producteurs : c’est un thème de regret qu’il faut. Et j’ai repensé au thème du Chat. Le sujet de Ghost Story, c’est tout ça. Ces vieux types regrettent d’avoir tué bêtement cette jeune femme. Dans Ghost Story je l’ai enfin développé. Dans Le Chat je ne pouvais pas le faire. Parce qu’il n’y en avait pas la place. » [1]

De tous les travaux du compositeur, davantage encore que ses travaux ultérieurs outre-Atlantique, la partition de Ghost Story ne s’articule pas autour d’un seul concept orchestral, elle en creuse et approfondit plusieurs, dans le souci de donner naissance à un travail d’une grande force illustrative, héritière de la grande tradition de la musique de film américaine.

La force du travail de Sarde – sans oublier de jouer totalement la carte de l’épouvante – c’est d’ancrer toute sa partition à ce thème mélancolique, qui en devient la pierre angulaire (« Regression »). Ici, la voix de Sally Stevens y est appréhendée au même titre qu’un solo instrumental, tantôt nostalgique, tantôt plus maléfique. Parfois, c’est un violon solo aigre, une écriture proche du Stravinsky de l’Histoire du Soldat qui anticipe les moments d’attaque du fantôme, dans une adéquation musique/image conceptuellement proche de l’utilisation faite par Jerry Goldsmith du même instrument, dans les partitions de Satan mon Amour et La Quatrième Dimension.

 

C’est une partition toute en clairs/obscurs, dans laquelle un lyrisme fragile cohabite avec des coups de tonnerre puissants, voire terrifiants, tout cela dans un échange permanent. Là encore, Sarde se rapproche de l’esthétique d’un Jerry Goldsmith dans Poltergeist, où la quiétude mélodique le disputait à part égale à la sauvagerie orchestrale.

Ghost Story, à l’inverse d’autres partitions du genre, ce ne sont pas que des effets. Evidemment, il y a les passages grondants, superbement gothiques, avec orgue menaçant, comme les prémices d’un jugement dernier. L’emploi détourné de cet instrument liturgique par excellence mais ici associé au mal, qui va irriguer la sémantique du film comme un signal récurrent, renvoie non seulement l’image du Fantôme de l’Opéra incarné par Lon Chaney.

Il entraine le film du côté de la tradition littéraire française, celle de Gaston Leroux. Une façon comme une autre pour Sarde de ramener l’ensemble à ses origines extra cinématographiques, à la culture du compositeur. Il y aussi un sens de l’atmosphère et de la couleur, comme ces cordes à la Bartok, en particulier celles du concerto pour piano n°2.

Sarde a compris tout le potentiel filmique de ce type d’orchestration, à la fois apaisant et crépusculaire, en parfait accord avec la lumière hivernale du chef opérateur Jack Cardiff. Et même les tonitruantes explosions de cuivres du générique achèvent de donner au film son petit cachet Hammer Films. Compositeur, Sarde n’en demeure pas moins cinéphile.

Mais ce que l’on retient également, c’est l’approche opératique du compositeur : la mélodie et ses variations y sont prépondérantes. Et l’espace de quelques quatre minutes, la très belle « Love suite » exploite toutes les facettes du thème secondaire, celui du bonheur et de la jeunesse envolés, magnifiés par une écriture lumineuse, quasi pastorale, tout du moins ravélienne ; une fois de plus splendidement orchestrée par Peter Knight.

 

Comme si le fantôme du compositeur de Ma Mère l’Oye s’était lui aussi égaré dans les rues enneigées de Milburn. Notons aussi comment cette séquence de montage image/musique, articulée autour du souvenir d’une joie de vivre commune d’avant le drame, évoque dans son traitement musical une séquence similaire de Nos Plus belles Années de Sydney Pollack.

Ici, avec le même sens du continuum orchestral, Sarde en convoque le souvenir de son compositeur, Marvin Hamlisch, par la juxtaposition à l’orchestre de figures pianistiques martelées. Le tout sans qu’à aucun moment la partition ne perde de son éclat typiquement « sardien ».

A d’autres moments, dans une dialectique permanente de la musique et de la narration, le compositeur emploie les forces conjuguées du célesta, du xylophone et du carillon, évoquant à merveille l’eau suintante et la glace qui renferme le terrible secret venu hanter les quatre vieillards.

On le voit, la partition de Ghost Story, tout en offrant à un studio américain l’occasion de renouer avec l’ampleur et l’exigence d’écriture de jadis, assume aussi pleinement la carte du grand orchestre, des grandes pages symphoniques. Mais elle permet aussi à son auteur de rester pleinement lui-même, de reconfigurer en les développant des thèmes préexistants, pour une partition d’une grande intelligence conceptuelle.

6 – Le Choix des Armes (1981)

site-philippe-sarde-affiche-film-le-choix-des-armesLe film policier, en particulier en France a souvent puisé dans le jazz. De Miles Davis à Art Blakey, de Jimmy Smith à Gerry Mulligan…

 

Lorsqu’ Alain Corneau se lance dans l’aventure du Choix des Armes en 1981, les truands et petits voyous ont depuis bien longtemps déserté la topographie parisienne de Pigalle ou de la Place Blanche. Melville est mort, son univers est en jachère. Sur la base d’un scénario coécrit avec Michel Grisolia, Corneau va filmer l’affrontement deux hommes télescopés par les circonstances : Noël Durieux (Yves Montand) et Mickey (Gérard Depardieu). Le premier est un ancien caïd rangé des voitures, devenu éleveur de chevaux, très heureux aux côtés de son épouse (Catherine Deneuve, splendide). Le second s’est évadé de prison, n’est qu’une petite « frappe ». Ce sont deux univers qui vont rentrer en collision avec les dommages collatéraux qui s’ensuivent.

La tragédie est en marche. Les trois premiers polars de Corneau étaient secs et nerveux (Police Python 357, La Menace, Série Noire). Le Choix des Armes, sera lyrique et ample. Il s’ouvre de nuit sur un mur de prison écrasant par le format scope, s’achève sur un grand mouvement de grue le long d’une barre d’immeubles de banlieue. Automatiquement, l’écran large, le dolby stéréo appellent une approche musicale inédite.

Continuant sur la lancée de ses grandes collaborations jazzy, en particulier celle de Mort d’un Pourri qui lui donna l’occasion d’engager Stan Getz, Sarde convoque cette fois-ci deux contrebassistes américains : Ron Carter et Buster Williams.  Une basse classique, l’autre piccolo : deux sons différents, deux voix qui dialoguent accompagnés par l’orchestre symphonique; le second plus aigu que le premier comme le miroir de l’affrontement du duo Montand/Depardieu.

Avec la musique de Sarde, le thème devient – plus qu’une simple mélodie jazzy – l’équivalente d’une sarabande du XVIIème siècle, comme un face à face d’individus. L’affrontement y devient chorégraphique, la violence se fait stylisée. Le film de Corneau télescope autant le polar que le mélodrame. A la musique de faire surgir l’invisible et l’inexprimable.

La grande idée de Corneau et Sarde est d’enregistrer avant même le tournage une suite de huit minutes dans laquelle s’établit toute la charpente de la partition. Libérée de toute contrainte d’images et de minutages, ce mouvement autonome résume à merveille l’essence du projet, à mi-chemin entre le néo polar urbain et l’étude de caractères.

La précision de jeu absolue de Carter et Williams associés au son opulent et lyrique du L.S.O. témoignent d’abord du perfectionnisme absolu de Sarde, mais aussi du grain de folie qui irrigue son œuvre : qui d’autre aurait ainsi songer à métisser le  jazz à une orchestration ravélienne, à priori en décalage total avec le sujet ? Le miracle de cette partition, c’est à quel point elle donne au film une forme d’élégance intemporelle, loin des modes. Et lui tend le passeport rêvé pour traverser merveilleusement les années.

5 – Tess (1979)

site-philippe-sarde-affiche-film-tessComparée à la partition du Locataire, le travail de Sarde sur Tess semble moins radical, s’inscrit de facto au sein de canons musicaux davantage explorés (le mélodrame, le film historique en costumes) : en un sens codifiés. Mais les apparences sont trompeuses. Au delà du lyrisme, la prémonition de la mort et de la souffrance irriguent cette partition.

Il y a certes la couleur du mélodrame assumé : le thème de Tess, son jaillissement passionné, son développement cantabile, et son tutti orchestral final. Il fallait apporter au film une certaine dimension épique, Sarde y parvient. Il fallait aussi y faire s’incarner le romanesque, composer en se mettant au diapason de cette Angleterre de la révolution industrielle, splendidement photographiée par Geoffrey Unsworth et Ghislain Cloquet.

Mais composer pour le cinéma, c’est avant toutes choses savoir trouver la note juste, en l’occurrence ici illuminer le destin d’une jeune paysanne et son environnement, donc développer le climat et l’orchestration adéquats. Et dans Tess, Philippe Sarde fait corps avec le sujet, jusqu’à composer avant le tournage les musiques de danses villageoises.

Plutôt que de puiser dans le répertoire anglais, Sarde y injecte son propre regard de musicien sur ce folklore local, à partir duquel sera tournée en playback la fête champêtre ouvrant le film. Sarde et Polanski chez Renoir ! Et le rare moment de bonheur entraperçu au début du récit. Pour se faire, Sarde parvient à retrouver le parfum de la musique folklorique britannique.

Telle que les compositeurs anglais l’imaginait au début du vingtième siècle, avec le plaisir de la redécouverte. Un exercice donc, mais passionnant, à la manière d’un Gustav Holst ou d’un Ralph Vaughan Williams, mais dans une veine encore plus ethnologique, sèche, quasi terrienne. Ici plus qu’ailleurs, le travail de Sarde, c’est un fil des Parques invisible qui accompagne Tess d’Uberville.

Le sentiment de sa fin tragique hante les premières mesures, une fois les lumières de la salle éteintes: roulements des timbales, thème dramatique aux cuivres, cymbalum. Tout de suite, le destin de l’héroïne est scellé, aucune échappatoire ne lui sera possible. Le bonheur n’est qu’illusoire, très vite les accents dramatiques (« visite chez les d’Uberville ; « le viol) reprennent leur droit.

Pas étonnant aussi que le parfum slave du cymbalum, instrument à cordes métalliques frappé d’un marteau, vienne planer sur les images du Dorset ; une manière pour Polanski de convoquer des résonnances communes avec son héroïne tragique, comme si l’enfance du cinéaste, par l’emploi de cet instrument de l’est, avait quelque chose en commun avec le sujet filmé. Pour son travail, Philippe Sarde nommé non seulement aux Césars, mais également aux Oscars. Comme une consécration.

4 – Un Taxi Mauve (1977)

site-philippe-sarde-affiche-film-un-taxi-mauveDès les premières mesures, l’auditeur est saisi par la poésie du discours musical : le bruit du vent, de la mer et des mouettes, un peu à la manière du concept sonore duquel jaillissaient les premières notes du générique de La fille de Ryan de Maurice Jarre. Puis, une tenue des violons, quelques accords des violoncelles et l’Irlande prend possession de la musique : harpes celtiques, flûtiaux…

Le tout interprété par le groupe folklorique The Chieftains ici accompagnés du London Symphony Orchestra. Un assemblage authentique de musiciens classiques et irlandais jusqu’à la moelle, définitivement popularisés par la bande originale du film de Kubrick Barry Lyndon. La partition d’Un Taxi Mauve, c’est le genre de partition qui – une fois écoutée – ne s’oublie jamais.

Sans jamais à un seul instant prendre le sujet en condescendance, Sarde magnifie au contraire chaque micro moment de ce beau drame romantique d’Yves Boisset. Outre l’Irlande comme protagoniste principal et splendidement traité musicalement, on appréciera aussi avec quelle subtilité profonde le compositeur en illumine les aspects plus sombres (« Récit de la maison Templar »).

De prime abord, la musique pourrait paraître moins radicale que d’autres travaux du compositeur, mais ici c’est la couleur locale qui est sublimée, à partir d’éléments à priori attendus. Là réside la réussite du projet. N’ayons pas peur des mots, par son alliance de l’intime et du grandiose, cette partition et l’album conçu par le compositeur s’imposent comme l’une des grandes pages « sardiennes », mais également comme l’une des très grandes partitions des années soixante-dix.

3 – Barocco (1976)

site-philippe-sarde-affiche-film-baroccoLe film de Téchiné aurait très bien plus s’appeler Notturno, comme un nocturne. Au sens musical du terme. Autrement dit, une courte pièce pour orchestre ou piano inspiré par la nuit, ou alors destiné à être joué à ce moment-là. A-t-on précisé combien dans cet exercice Philippe Sarde y est passé maître ? Barocco, sans doute le meilleur film de son auteur, incarne le prototype du polar atypique.

Il en épouse bien des codes (scandale politique, chantage, extorsion, meurtre, amour tragique) mais pour mieux les subvertir ; le tout dans une forme très libre, quasi onirique. Le rêve de tout musicien de cinéma. Ici les deux grands architectes du film sont Bruno Nuytten et Philippe Sarde. Le premier pour sa lumière splendide, le second pour sa musique fantomatique.

La fusion est telle que chacune semble se nourrir l’une de l’autre. Barocco aurait pu être le Vertigo d’André Téchiné, puisqu’après tout il y est aussi de transfert d’affection. Mais le film est plus intelligent qu’un simple hommage, parvient à se hisser à un tout autre niveau. A la partition de Sarde d’éviter toutes les figures imposées par le genre.

Il y a bien un sens de l’urgence, comme dans les figures ultra-rapides du thème principal, mais le compositeur prend bien garde de s’affranchir du fantôme de Bernard Herrmann. Ecoutez bien ce thème du générique aux cuivres déchainés : c’est On se voit se voir, chanson titre du film, mais arrangée à un tempo effréné. Comme la fuite du couple Adjani/Depardieu vers des jours meilleurs, vers une rédemption illusoire.

La musique de Barocco est bel et bien ce nocturne sans aucune aube salvatrice. Et dans les méandres duquel les personnages se perdent. Il y a bien quelques rais de lumière venus de la ville, comme une musique de manèges (« les temps modernes »), quelques pièces fonctionnelles comme « la radicale » est ses rythmes afro-cubains : mais c’est l’ambiance blafarde du score qui retient l’attention et fascine.

Même « romance », ébauche très épurée de thème d’amour, notes de piano hésitantes et cordes caressantes ne sont-elles pas finalement une inversion du dies irae, comme pour sceller d’emblée le destin des personnages ?

Barocco a remporté en 1977 le César de la meilleure musique originale.

2 – Le Juge et l’assassin (1975)

site-philippe-sarde-affiche-film-le-juge-et-lassassinComment illustrer en musique une France du dix-neuvième siècle, mais sans recourir aux clichés, ou pire : aux figures attendues ? Comment donner à entendre l’affrontement entre un vagabond égorgeur et violeur en série (Michel Galabru, saisissant) et le juge qui va l’arrêter et instruire son procès (Philippe Noiret, impérial) ?

Comment traduire une France sur le point de traverser les grands bouleversements socialistes de la Commune ? Bertrand Tavernier/Sarde c’est le binôme rêvé : tordre le cou aux idées reçues. Surprendre. Le réalisateur de l’Horloger de Saint-Paul aurait très bien pu commander à son compositeur une partition de thriller. Le résultat aurait été sans aucun doute efficace, mais en deçà de l’ambition du projet : dossier juridique, mais aussi fresque épique en cinémascope sur le destin de deux hommes en pleine collision.

Le générique d’ouverture, pièce agressive pour cordes, cuivres et bandonéon, donne le ton : le film ne sera pas confortable. Sur les superbes images ardéchoises traversées par Bouvier l’éventreur, la musique possède non seulement l’ampleur requise, mais aussi le côté étrange et fou de Bouvier, un révolté pris dans les fils de son errance homicide.

Plus qu’un générique, Sarde dresse d’emblée le portrait d’un homme que nous apprendrons à connaître le film durant. En quelques minutes Sarde entremêle dans un même mouvement, à la fois la folie du personnage, qui s’incarne dans les figures frénétiques des cordes, en même temps que la solitude et la mélancolie profonde constitutives de sa personnalité.

Pas étonnant non plus d’entendre une citation subtile du dies irae : Bouvier se sent investi d’une mission quasi divine, en contradiction avec son anti cléricalisme.  La grande force du Juge et l’assassin ce sont aussi plusieurs chansons écrites par Sarde et Jean-Roger Caussimon (« la complainte de Bouvier », « la commune est en lutte »), intervenant tel un chœur antique sur la narration.

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Une façon aussi de faire avancer l’intrigue en laissant de côté plusieurs scènes d’explications fastidieuses. Deux, trois chansons dans lesquelles explose toute la fougue mélodique du compositeur. Le Juge et l’Assassin, à travers son succès critique et populaire (nomination en 1976 aux César de la musique de film), va définitivement conforter les deux hommes à continuer la route ensemble, dans une recherche des climats inédits (« Coup de Torchon », « L.627 », « Des enfants gâtés »). Et cette deuxième collaboration est avec le recul leur plus belle, leur plus fulgurante.

1 – Le Train (1973)

site-philippe-sarde-affiche-film-le-trainLe Train de Pierre Granier-Deferre, d’après l’œuvre de Georges Simenon, ce sont des femmes et des hommes en enfer. Des français de tous horizons plongés dans la terreur de l’exode, fuyant l’avancée de l’armée allemande, les bombes, la mort, réfugiés dans des wagons à bestiaux. Julien (Jean-Louis Trintignant) y rencontre Anna (Romy Schneider), jeune femme juive, clandestine. Leur passion sera aussi brève que fulgurante. Tragique.

Pour ce film, Sarde va innover : sa partition sera entièrement enregistrée avant le tournage, comme une réaction spontanée au scénario de Pascal Jardin, aux émotions suscitées chez le compositeur. Une œuvre pensée aussi comme une suite d’orchestre de quinze minutes, qui pourrait être jouée intégralement, indépendamment du support filmique. Pour se faire, Sarde et son second lieutenant, l’orchestrateur Hubert Rostaing partent enregistrer à Rome avec l’orchestre de Sainte-Cécile.

En entendant la musique avant de partir en tournage, le réalisateur aura cette phrase :

« Maintenant, ça va être difficile de me mettre au niveau de la musique. »

Et le film va se construire sur la musique, notamment le générique saisissant, monté sur des archives authentiques de l’exode. Ici, la musique transcende image, lui confère une dimension quasi épique, tragique, proche d’une ouverture d’opéra.

La musique du Train, c’est aussi une dialectique très claire, immédiatement délimitée par le compositeur. En résumé : l’opposition entre les ténèbres (la guerre) et la lumière (l’amour). Soit d’un côté une musique sauvage, quasi haletante («l’attaque »), des mesures plus calmes, néanmoins pleines de mystère, d’attente (« la nuit »).

Le compositeur confère à la violence de cette fuite une dimension presque palpable, comme si l’abstraction de la guerre s’incarnait dans un perpetuum mobile fou, dénué de toute humanité. De l’autre côté, le « thème d’Anna » s’impose probablement comme la plus belle des nombreuses mélodies écrites par Philippe Sarde.

A la fois déchirante, obsédante comme une page d’amour, mais dont le lyrisme est tempéré par l’issue fatale de cette brève rencontre, respiration inespérée, îlot fragile et précieux de quiétude avant la déportation et la mort au bout des rails. Sublime…

Textes rédigés par Christian Lauliac.


[1] Philippe Sarde en entretien avec l’auteur (juin 2015)

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