Quand j’étais tout petit garçon, ma mère me racontait souvent que lorsque j’étais dans son ventre et qu’elle chantait sur la scène de l’opéra ou bien quand elle allait au cinéma, je lui donnais de grands coups de pied dans le ventre. Dès qu’il y avait de la musique j’étais pressé de sortir. Elle n’a donc jamais vraiment été étonnée que je sois devenu autant fou de cinéma que compositeur, tout ça avant même de savoir lire trois lignes ! Le pédiatre était quand même très perplexe…
(Philippe Sarde – novembre 2015)
Depuis plus de trente-cinq ans, l’homme est là : au cœur du cinéma français et international. A la fois distant et au courant de tout ce qui s’y trame. A la fois enthousiaste et méfiant à l’égard d’une profession, grande famille des Atrides, dont il a su négocier les hauts fonds comme personne. A la fois disert par moments, mystérieux à d’autres lorsque l’envie lui en prend. Un compositeur aux silences pudiques sont parfois plus éloquents que de longs discours.
Philippe Sarde, c’est plus de trois cent partitions pour le cinéma et la télévision. Une imposante filmographie qui démarre en 1969 avec Les Choses de la Vie de Claude Sautet jusqu’à sa collaboration toute récente en 2015 avec Louis Garrel sur Les Deux Amis, jeune acteur qui en signant son premier film convoque avec Philippe Sarde tout un héritage musical.
Philippe Sarde voit le jour à Neuilly sur Seine en 1948, ou en 1950, ou en 1953 peut-être. C’est selon ses dires et ses humeurs. De toutes les manières, il est le premier à dire combien il est passé directement de l’enfance à l’âge adulte. Immédiatement la musique sera autour de lui, par sa mère Andrée Gabriel, chanteuse lyrique à l’Opéra comique puis à l’Opéra.
Philippe Sarde se définit davantage comme un scénariste musical et non comme un simple compositeur de musique de films. Nuance. En cette époque peu propice à la création d’œuvres musicales fortes et fières d’embrasser la musique dans sa globalité, il est important de se replonger dans la vaste filmographie/discographie de Philippe Sarde. Jamais l’homme n’a imposé sa musique comme un papier peint. Au contraire, il a plus que jamais travaillé à illuminer de l’intérieur l’âme des films.
La musique de Sarde, c’est d’abord et avant tout un révélateur narratif, davantage qu’un accompagnement musical. Ses mélodies, ses concepts orchestraux taillés sur mesure pour chaque film, chaque cinéaste, parfois même en fonctions de certains comédiens, laissent admirer la vision du compositeur, le grain de folie qui a toujours irrigué son inspiration.
L’approche stylistique, l’éclectisme sonore de Philippe Sarde c’est, quand le sujet le demande, l’écriture de grandes pages symphoniques (La Guerre du Feu, Fort Saganne, Pirates, Tess). Ce sont aussi des climats atonaux, tout en clairs obscurs (Le Locataire, Les Seins de Glace, 7 morts sur ordonnance). Ses partitions nous entraînent vers le passé (Lancelot du Lac, La Princesse de Montpensier, Le Bossu) ou vers le futur (Manhattan Project, Eve of Destruction). Pour les besoins d’un film ce seront cinq ou dix minutes de musique intimiste, pas plus (Ponette, Un Sac de billes).
Pour d’autres, le London Symphony Orchestra et ses quatre-vingt musiciens. Pour Le Chat (1970), un piano seul qui égrène un thème d’une mélancolie insondable, interprété par le compositeur lui-même. La Grande Bouffe de Marco Ferreri puise une large partie de sa distanciation ironique dans la rumba lancinante ponctuant ce suicide gastronomique. Pour La Tentation d’Isabelle de Jacques Doillon, ce sera une suite pour contrebasse, violon et quintette à cordes.
En d’autres occasions, Sarde a pratiqué les collaborations de haut vol avec quelques uns des plus grands solistes de jazz: Chet Baker, Stan Getz, Stéphane Grappelli, Kenny Clarke, Johnny Griffin, Ron Carter, Toots Thielmans, Buster Williams, John Surman, Wayne Shorter… On y croise aussi quelques grands solistes classiques : François Rabbath, Xavier Gagnepain, Ivry Gitlis, Howard Shelley, Andrew Marriner, le Quatuor Gabrielli de Londres, le groupe irlandais The Chieftains (Un Taxi mauve) le groupe Muszikas de Budapest et la voix étonnante de leur chanteuse Marta Sebestyen…
Un large éventail de grandes rencontres, quand il n’a pas fait chanter Régine, Jimmy Sommerville (Harem), Pierre Perret (L’état de Grâce), Johnny Hallyday (J’ai Epousé une Ombre) Jean-Pierre Marielle ou Jean Rochefort (Des Enfants Gâtés).
Sarde, c’est aussi l’exigence d’enregistrer avec de grands orchestres : le London Symphony Orchestra ou l’Orchestre de Paris.
La méthode Sarde c’est un credo : la musique de cinéma se conçoit bien et s’énonce clairement. Le compositeur part du principe suivant : à chaque film son langage mélodique, son univers harmonique. Tonal naturellement, la mélodie est à la base de son approche, en constitue la charpente la plus évidente. Son œuvre, ses mélodies n’en sont pas pour autant simplistes.
Au cinéma, le compositeur noircit le papier à musique autant qu’il cuisine, assaisonne une histoire en fonction de ses besoins. Philippe Sarde est passé maître dans l’art d’épicer la musique de cinéma : après tout, il a inspiré à Marco Ferreri le sujet même de La Grande Bouffe (1973).
Ajoutons encore une boulimie de cinéastes, un appétit insatiable pour les grands solistes et musiciens, une forme de névrose toute personnelle de la perfection sonore et de la production musicale : Sarde possède la mesure de la démesure : en abondance. Au cours d’une carrière qui l’a fait travailler sur les plus importants films français des années soixante-dix et quatre-vingt, Sarde a régulièrement croisé le chemin de cinéastes tels que Claude Sautet, Pierre Granier-Deferre Marco Ferreri, Roman Polanski, André Téchiné, Jacques Rouffio, Alain Corneau, Bertrand Tavernier, Jacques Doillon, Pierre Schoendorffer, Yves Boisset, Costa-Gavras, Jean-Jacques Annaud, Georges Lautner…
Philippe Sarde a écouté, digéré puis pris le relais de ses aînés et prédécesseurs. Par tempérament, sa musique est proche de l’esthétique d’un Georges Auric, d’un Francis Poulenc – dont elle possède également la capacité de passer de la gaieté à la mélancolie ; d’un Darius Milhaud, la musique de Sarde possède en plus des lignes claires du Groupe des Six, le goût des cassures rythmiques et harmoniques, des dissonances qui ont fait le bonheur de Claude Sautet (Max et les Ferrailleurs, Mado). Etre imprévisible, toujours entre deux eaux. Dans le meilleur des cas, ses partitions tournent le dos à la convention, aspirent à surprendre.
S’ajoute à cela sa grande acuité visuelle : Sarde compose autant qu’il met en scène le film aux côtés du réalisateur. C’est aussi un travail d’alchimie, l’art de marier des combinaisons orchestrales à priori improbables : le raffinement de Ravel et du jazz (Le Choix des Armes), les percussions de Strasbourg, flûte de pan, flûte contrebasse et une écriture symphonique (La Guerre du Feu), un ensemble rythmique, heurté à de la viole de Gambe (L.627), du didjeridoo au milieu d’un orchestre à cordes pincées (Quai d’Orsay), une écriture baroque qui se télescope avec des percussions africaines (La Fille de d’Artagnan), parfois un seul instrument et rien d’autre (Rêve de Singe)…
Je pense que de toutes les manières, je suis né avec une mère qui était chanteuse, donc très tôt : à l’âge de trois ans, j’allais à l’opéra et je voyais ma mère chanter.
Très vite, le jeune Philippe Sarde accompagne sa mère aux répétitions, fasciné autant par la musique que par le monde du spectacle, des artistes qui gravitent autour de sa mère : « il y a avait un chef d’orchestre absolument incroyable qui s’appelait Richard Blareau, qui dirigeait Carmen. Et donc moi j’étais assis et évidemment mon but était de devenir chef d’orchestre (…) Et je commençais à imiter comment il dirigeait. Et je me disais – « tiens c’est con : il me manque une baguette. Je me suis dit la seule manière d’avoir une baguette c’est d’aller dans le placard de ma grand-mère et de piquer des spaghettis. Et donc je suis arrivé avec.J’ai compris qu’un spaghetti se cassait très vite, donc c’était trois ou quatre ou cinq… et Blareau me voyait battre la mesure pendant au moins, je ne sais pas : plusieurs mois. Donc au bout d’un certain temps, le pauvre vieux a eu pitié de moi. Il a demandé à l’orchestre si ça ne les ennuyait pas, et pour me faire plaisir il m’a dit : « viens mon petit: tu vas diriger cet acte. »
Très vite, Henri Sarde, antiquaire soucieux de développer les talents de son fils, inscrit ce dernier à des cours de solfège suivis d’une entrée peu orthodoxe au Conservatoire : « Mon professeur à l’époque était Odette Delamarre, l’assistante de Jeanne-Marie Darré, l’une des dernières pianistes de Ravel. Elle était formidable. J’ai eu ces professeurs là jusqu’au Conservatoire où je suis rentré en jouant le Concerto italien de Bach. Mais j’avais des phobies. »
Avant le Conservatoire j’avais fait beaucoup de petits concerts, un peu culturels mais j’avais un problème terrible à cause du trac ; j’oubliais totalement. La chose qui me sauvait toujours c’était ma sonorité, parce que j’avais une sonorité que les autres n’avaient pas, que personne n’avait.
Au conservatoire, le jeune élève Sarde aura comme mentor Noël Gallon, pédagogue réputé, Prix de Rome en 1910. Philippe Sarde sera l’un des derniers d’une longue liste d’élèves de ce professeur, qui aura veillé au développement musical de figures aussi imposantes qu’Olivier Messiaen, Maurice Duruflé ou Henri Dutilleux…
Philippe Sarde se remémore ainsi ses années d’apprentissage: « sa manière d’enseigner était un enseignement très classique mais avec moi il avait compris, et les cours étaient très marrants. La moitié de ses cours c’était « on apprend certaines choses ». Et après il me disait : « tout ce qu’on a appris vous l’oubliez, ça n’a aucun intérêt, passons à ce que VOUS faites ». Et il me donnait deux ou trois mesures d’une petite mélodie et il me disait « vous continuez. Je la développais et il me corrigeait. Pendant presque dix ans je suis resté avec Gallon.»
Sous l’égide de Noël Gallon, Sarde prend vite conscience de son aisance à composer des mélodies, et c’est d’ailleurs le vieux Maître qui dirige aussitôt son élève vers une carrière de compositeur pour l’image que lui-même n’avait pas embrassé, pour une raison très simple selon lui : « Gallon n’a jamais su écrire une mélodie. Enfin, développer une mélodie. Dans le même sens que le début. Les huit premières mesures d’un prélude ou autre chose, c’était toujours très intéressant d’un point de vue mélodique. Et après ça partait en couille. Donc il n’a finalement jamais réussi à faire ce qu’il voulait faire : de la musique de film. C’est pour ça qu’il m’a toujours dit : « écoutez Philippe, vous êtes fait pour faire ça. »
Au milieu des années soixante, Philippe Sarde, de son propre aveu, hésite encore entre la mise en scène, fruit d’une cinéphilie galopante ou la musique tout court qui serait finalement la voie toute tracée par son héritage familial. Soucieux d’envisager d’autres possibilités avant de se décider sur une seule et même profession, l’apprenti cinéaste va réaliser, en parallèle à ses études au Conservatoire, deux courts métrage: La Femme idéale, suivi de Le Pera.
Ce premier galop d’essai aura l’occasion d’être diffusé à la télévision : « le film est terminé, j’enregistre la musique. Comme je ne connaissais pas de musiciens, j’ai demandé à Vladimir Cosma de m’en trouver. Et il les a réunis : un quatuor à cordes, une guitare électrique, une batterie.
« Ce court a obtenu la prime à la qualité. Parce qu’il était très bien fait. Je pense qu’ils n’ont rien compris mais, enfin bon… Jean Dessailly qui faisait les programmes de Noël à la télévision a fait acheter le film à la première chaîne. Et effectivement le film est passé à vingt heures ou dix-neuf heures trente : avant le journal télévisé. Et c’était Catherine Langeais qui l’a présenté. »
Décidé à transformer ce bout d’essai, Sarde se jette dans l’aventure d’un second court métrage. Un regard ironique sur le monde de l’opéra et des chanteurs lyriques. Un projet « complètement dément », selon la propre expression du compositeur : « Ma mère, que je voyais très peu me dit : «tu sais il se passe un truc à l’Opéra. La jeune génération – c’est à dire nous – recevons les vieux chanteurs. Et puis il y a ton parrain : Georges Auric qui sera là. Tu peux aller filmer ça si ça t’amuse. »
Une fois le tournage achevé, Philippe Sarde entreprend le montage. Et c’est très vite la douche froide pour l’apprenti cinéaste : « Tout le début: pas de problème de construction, on ne voit que de gens qui reçoivent. Il y a des discours des patrons de l’Opéra : c’est assez simple. Et au bout de cinq, six minutes j’ai eu un trou. Comment continuer ce machin là ? Le monteur me dit : « mais qu’est-ce qui se passe Philippe ? » Je lui dis : « mais attends voir : où sont les jeunes, où sont les vieux ? Ils se ressemblent tous… » Les vieux ne semblent pas si vieux que ça et les jeunes semblent être bien vieux. Qu’est-ce qui se passe ? »
Qu’à cela ne tienne, Sarde se jette dans le vide et entreprend de radicalement changer son fusil d’épaule. Ce qui n’était au départ qu’une simple commande de l’Opéra Comique va prendre une toute autre dimension : « C’est alors que je me suis dit que je savais comment finir mon film : on va mélanger les jeunes et les vieux. C’est-à-dire mélanger les images des jeunes et celles des vieux. Mais ça ne va plus être un documentaire sur une réunion. Ça va être un truc très sarcastique, terrible. »
Sarde réalisateur, certes. Mais en parallèle, la musique occupe toujours une place prépondérante dans sa vie. Outre ses études au Conservatoire, il compose pour Régine quelques chansons : Des comme toi et La boule au plafond.
De chansons en rencontres, de coïncidences en hasards et tandis que Sarde se lance à contrecœur dans la réalisation d’un troisième court métrage, à défaut de ne pouvoir réaliser son premier long métrage, le réalisateur/musicien Sarde va bientôt abandonner la mise en scène pour la composition à plein temps. Nous sommes en 1969 et un film en cours de finition est déjà précédé d’une jolie réputation.
Philippe Sarde reçoit le coup de téléphone décisif, alors qu’il habite encore chez ses parents: « A neuf heures et demi du soir Jean Bolvary – un des coproducteurs des Choses de la Vie – m’appelle. Il me dit : « dites-moi Philippe est-ce que ça vous intéresserait de faire la musique d’un film de Claude Sautet ? » Je ne savais pas qui c’était. « Avec Romy Schneider ». Je ne savais pas qui c’était non plus. « Sissi ? Je ne connais pas. »
Adaptation du roman éponyme de Paul Guimard, Les Choses de la Vie est le troisième film de Claude Sautet. Et le metteur en scène est en panne de compositeur. Georges Delerue, qui avait composé la musique de Classe tous risques, premier film du réalisateur, n’est pas libre, retenu sur une production anglaise de John Huston (Promenade avec l’amour et la mort).
D’autres compositeurs se sont succédés mais n’ont pas donné satisfaction à un Sautet perfectionniste, névrosé de la note juste, du climat approprié à son film, sur lequel il parie gros, très gros :
J’ai cherché d’autres compositeurs et je ne m’entendais pas très bien avec eux. Et l’un des coproducteurs du film m’a dit qu’il avait un ami – un monsieur Sarde – qui lui avait rendu un service un jour dans la vie. Ce monsieur avait un fils qui était musicien et qui aurait bien aimé me rencontrer (…) vous savez ce que c’est : tant que l’on a pas trouvé ce qu’on cherche, on cherche toujours (…) je suis allé sonner au Lido et la porte s’est ouverte sur un jeune homme qui devait avoir vingt ans, en pyjamas. Et c’était Philippe Sarde.
(Claude Sautet – 1985)
La conversation suivante entre le metteur en scène et le jeune compositeur reste vague. Philippe Sarde a bien écrit quelques chansons… Mais pas grand-chose de plus, en tout cas rien de précis, susceptible de jouer en sa faveur. Mais à l’issue de cet entretien, un courant, un feeling s’est instauré. Claude Sautet se laisse convaincre, guidé par son instinct. Philippe Sarde est invité à voir le film aux studios de Boulogne. Novice, mais le jugement acéré, le jeune musicien débusque tout de suite quelque chose qui cloche dans le montage du film. En particulier sur la manière dont vient s’intégrer le spectaculaire accident de voiture de Michel Piccoli, point central et émotionnel du film. Si le scénariste Jean-Loup Dabadie avait écrit plusieurs scènes qui devaient s’inscrire avant l’accident fatal, Sautet les avait tournées puis coupées, hésitait à les réinsérer.
C’est Sarde qui va le convaincre de les garder en ouverture du film. Et ne surtout pas démarrer son film sur l’accident. Puisque sans rien connaître de la vie de Pierre Bérard (Piccoli), son accident n’avait plus du tout le même impact émotionnel. Une fois la musique enregistrée, l’intégralité du coût des séances produit par Eddy Marnay, un autre mentor de Philippe Sarde, Sautet puise dans cette première collaboration l’énergie nécessaire à reprendre confiance dans son film. La sortie en salles au printemps 1970 est à la fois un événement, mais surtout un avènement pour toutes les personnes associées.
Le succès critique du film associé à son incroyable résonnance auprès du public va définitivement asseoir Romy Schneider comme l’actrice dramatique qu’elle avait toujours rêvé d’être. Claude Sautet, qui envisageait d’arrêter purement et simplement le cinéma voit sa carrière aussitôt réactivée, les producteurs répondre à ses propositions.
Enfin, le cinéma français compte parmi ses membres un nouveau compositeur : Philippe Sarde. Porté par le succès de la Chanson d’Hélène, que le réalisateur ne voulait pourtant absolument pas entendre dans son film, Sarde devient à dix neuf ans, en un temps record, le compositeur à suivre.
D’emblée Sarde a le culot de la jeunesse. Il vit longtemps auprès de chacun des films dont il va composer la musique. Sous l’égide de Sautet, sorte de deuxième père et première figure paternelle de cinéma, Sarde devient plus qu’un crayon à louer. Sa méthode consiste à regarder tous les rushes, à apporter des idées de constructions narratives en salle de montage. Avant même de composer une note, le compositeur devient une sorte de spectateur bienveillant et critique auprès de ses metteurs en scène. La confiance d’un réalisateur comme Pierre Granier-Deferre lui offre l’opportunité d’enregistrer la musique du Train (1973) avant même que ne soit mise en boîte une seule image. La musique devient pendant le tournage une source d’inspiration supplémentaire, doublé d’un guide précieux durant le montage.
Georges Delerue, Antoine Duhamel, Michel Legrand : trois compositeurs dont les débuts sont principalement associés à la Nouvelle Vague. Lorsque sort Les Choses de la Vie, celle-ci n’en finit plus de refluer, demeure plus que jamais un souvenir, une étiquette encombrante à peine assumée par Truffaut, Chabrol, Rohmer et Rivette, tous passés à autre chose…
Pour sa part, Philippe Sarde n’est attaché à aucun mouvement de groupe, sa carrière ne se cantonnera à aucune chapelle. Son ascension est un mouvement quasi spontané et autonome. Un avantage, mais aussi une sorte de cadeau empoisonné. Sans trop exagérer, il est aisé d’affirmer combien la quasi totalité du cinéma français va faire appel à lui durant cette première décennie.
Parfois une seule fois, souvent à plusieurs reprises, jusqu’à des réalisateurs hostiles par tempérament à la musique de film comme Robert Bresson, par exemple, mais qui au contact du compositeur seront amenés à revoir leur position.
Durant ces dix premières années il noue avec quelques cinéastes des relations de travail qui vont l’accompagner pour les vingt prochaines années. Sautet évidemment, mais aussi Granier-Deferre, pour qui il travaillera presque autant qu’avec Georges Lautner. Vient s’ajouter à ce trio initial des figures aussi diverses que Marco Ferreri, André Téchiné, Yves Boisset, Roger Vadim, Joël Séria, Jacques Rouffio…
Des cinéastes pour lesquels Sarde compose régulièrement et quasiment de manière ininterrompue jusqu’à l’aube des années quatre-vingt-dix. La partition tendue, nocturne de Barocco lui donne l’occasion de remporter son premier César en 1976. Sarde succède à François de Roubaix, premier César de la musique de films, disparu l’année précédente aux cours d’une plongée nocturne aux îles Canaries, et frère générationnel du compositeur.
Cette popularité soudaine, la profession va l’observer à la fois avec admiration, parfois aussi avec méfiance. Sa boulimie de travail, sa faconde, son sens de la formule imparable, autant que sa méthode de travail froissent ce que Tavernier appellera « les imbéciles contre Philippe » (Cinemusic, novembre 1985). Sarde sera critiqué pour son recours aux orchestrateurs (Jean-Michel Defaye, Hubert Rostaing, Peter Knight, Bill Byers, Hubert Bougis) alors qu’une écoute attentive, même au fil de différentes périodes, ne laisse aucun doute sur la paternité de la musique. Philippe Sarde n’a pour sa part jamais cherché à contester l’apport d’un bon orchestrateur. Au final, c’est le compositeur qui a le dernier mot sur ce qui est joué et enregistré.
D’aucuns trouveront aussi matière à critiquer Sarde pour ses enregistrements londoniens coûteux. Certes, des partitions comme Flic ou Voyou ou Mort d’un Pourri ont pu donner des sueurs froides à leurs financiers, largement compensées par la qualité de l’enregistrement final (et le succès des films.) A la même époque, sur des productions peu fortunées, le compositeur saura adapter son approche au diapason des réalités d’un budget modeste. Sans sacrifier la qualité du résultat, à Paris ou à Londres.
Les années soixante-dix vont être donc être celles de la pose des grandes pierres « sardiennes » : Parmi plusieurs titres, retenons évidemment La Veuve Couderc (1971), Max et les Ferrailleurs (1971) Liza (1973), La Grande Bouffe (1973), Le Train (1973), Le Juge et l’Assassin (1976), Barocco (1977 – César de la meilleure musique), Mort d’un Pourri (1977), Un Taxi Mauve (1977) Le Sucre (1978), Flic ou Voyou (1978)… Une décennie aussi riche que diverse, au cours de laquelle se croise des cinéastes aussi dissemblables que Robert Bresson et Georges Lautner, André Téchiné et Joël Séria !
Une filmographie impressionnante, couronnée par la rencontre avec un cinéaste cosmopolite, réfugié à Paris : Roman Polanski. D’abord pour Le Locataire (1976), puis Tess (1979). On peut considérer à juste titre Le Locataire comme l’ultime chef d’œuvre du réalisateur polonais. Par la même occasion s’inaugure une collaboration symptomatique d’une grande proximité entre les deux hommes. Thriller somme, habité par le mal-être d’un cinéaste apatride, en fuite. La partition irrigue littéralement le récit, avec un sens aigu de la paranoïa et de l’étrange, de la suggestion de la métempsychose à celle d’un fatum à auxquels Trelkovski, anti héros kafkaïen, ne peut échapper.
La musique de Philippe Sarde confère aux images ce fameux regard de scénariste musical, laisse affleurer ce que l’image cache, par son orchestration taillée sur mesure. Il n’en faut pas plus pour déployer dès le générique un climat qui n’appartient qu’au film, puisant sa force dans la couleur mélancolique de son thème : flûte basse, harmonica de verre, clarinette solo interprétée par Hubert Rostaing, fidèle complice des premières années sardiennes… le tout comme le parfum d’Europe de l’est, comme le spleen et la solitude de cette victime née, échouée entre les murs d’un appartement parisien…
Fulgurante réussite formelle, la partition emmène les images de Polanski vers le génie pur. L’influence de cette musique vaudra à Sarde d’être appelé quelques années plus tard par Universal Pictures (Le Fantôme de Milburn – 1981).
En 1979, le succès international de Tess apportera au compositeur une nomination supplémentaire aux Césars et aux Oscars. Riche, lyrique, hantée elle aussi par un sens du tragique de l’existence, la musique de Tess assoit la réputation internationale du compositeur. Sise entre deux pôles typiques du compositeur, l’inspiration folklorique, populaire d’un côté et un lyrisme fin et poignant, le destin de Tess d’Uberville (Nastassia Kinski) est là encore traversé d’éclairs, lumière au milieu d’un film faussement classique. En deux films, Sarde et Polanski sont devenus inséparables.
En 1977, Yves Boisset propose à Philippe Sarde de l’accompagner dans l’aventure du Juge Fayard dit « Le Sheriff », brillamment incarné par Patrick Dewaere. Grand thriller politique, tourné au cœur d’une actualité brûlante (l’assassinat du juge Renaud). L’occasion pour le musicien d’instaurer dès le générique une atmosphère lourde de menaces, employant un effectif à contrepied des codes musicaux attendus. Avec un dispositif orchestral de percussions martelées (caisses claires, tambours, vieille, bombarde), la partition révèle le dérèglement de toute une société gangrénée par la corruption. Sarde/Boisset, c’est donc un binôme majeur, une collaboration riche de grandes partitions (Un Taxi Mauve, Allon zenfants).
Pour Philippe Sarde, créateur reclus, autarcique et par penchant naturel peu au fait de l’actualité, ses années auprès de Boisset vont lui offrir l’occasion de se tenir au courant des grands scandales politiques et sociétaux du pays, d’en traduire musicalement la part de noirceur. Une approche radicale également présente dans 7 Morts sur Ordonnance (1975). Ici, les notables corrompus du thriller de Jacques Rouffio sont accompagnés d’un générique aux choeurs malsains, dans une ambiance de messe noire.
Philippe n’a pas peur de se lancer dans des expressions très complètes et très pleines d’un point de vue sentimental et lyrique, il n’a aucune retenue par rapport à ça, même s’il en a une autre qui est beaucoup plus profonde et plus secrète.
(Alain Corneau – Cinemusic 1985)
De 1981 à 1990, Philippe Sarde va signer plus de soixante-dix partitions pour le cinéma. Un chiffre assez phénoménal qui fait de lui le compositeur français le plus prolifique de cette décennie.
C’est aussi une période riche de musiques composées pour les réalisateurs fidèles: Pierre Granier-Deferre (Une étrange affaire, L’étoile du Nord), André Téchiné (Rendez-vous, Le lieu du Crime), Marco Ferreri (Contes de la Folie Ordinaire, L’Histoire de Pierra), Claude Sautet (Garçon !, Quelques jours avec Moi) Roman Polanski (Pirates), Georges Lautner (Joyeuses Pâques, Attention une femme peut en cacher une Autre), Bertrand Tavernier (Coup de Torchon)…
A ces réalisateurs prestigieux viennent s’ajouter de nouveaux metteurs en scène : Costa-Gavras (Music Box), Diane Kurys (La Baule Les Pins), Denis Amar (Ennemis Intimes), Jean-Jacques Annaud (La Guerre du Feu, L’Ours), Marshall Brickman (Lovesick, The Manhattan Project), Robert Enrico (De Guerre Lasse), Henri Verneuil (Mille milliards de dollars), Arthur Joffé (Harem), Laurent Heynemann (Il Faut tuer Birgit Haas), Alain Corneau (Le Choix des Armes, Fort Saganne), Jerry Schatzberg (L’Ami Retrouvé)…
Du cinéma populaire (Lautner, Séria, Annaud), au cinéma plus confidentiel, davantage exigeant (Doillon, Téchiné) : Philippe Sarde s’assoit au cœur du spectre le plus large du cinéma français. Une moyenne de dix films par an, dix partitions souvent toutes très contrastées. Anecdote révélatrice du don d’ubiquité « sardien »: en 1984, les trois films de la sélection française du Festival de Cannes seront estampillés Sarde : La Pirate, Fort Saganne et Un Dimanche à la Campagne.
Les années quatre-vingt sont pour le compositeur des années de reconnaissance professionnelle. Outre une nomination aux Oscars au printemps 80 pour la musique de Tess, Sarde est également nommé aux Césars 82 pour La Guerre du Feu. C’est aussi pour lui l’occasion de concrétiser un vieux rêve. Mécontent des années de retard technologique en France concernant le mixage sonore, le compositeur se lance dans l’installation d’un complexe de mixage à la pointe de la technologie. Le tout va voir le jour dans son vaste appartement de la galerie du Lido, en plein cœur des Champs-Elysées. Fort Saganne d’Alain Corneau sera le premier film à y être mixé : le studio Philippe Sarde est né.
Dédié au mixage musical de ses propres partitions, il devient petit à petit un lieu ouvert à d’autres clients.
Mais fort coûteux, mis en concurrence avec des auditoriums parisiens condamnés à suivre une révolution lancée avant eux, sans doute trop en avance sur son époque, ou bien géré financièrement de manière hasardeuse, cet auditorium haut de gamme ne passera pas le cap des années 2000, laissant au compositeur des dettes faramineuses.
Pour Philippe Sarde, les années quatre-vingt marquent aussi la rupture définitive avec Roman Polanski. Après deux réussites internationales comme Le Locataire et Tess, Pirates sonne en 1986 le glas d’une collaboration sans accrocs. Vaste entreprise (mal) produite par Tarak Ben Ammar, Pirates connaît un échec cuisant.
Certes, la musique de Philippe Sarde ne manque ni de panache, ni d’agilité et de richesse orchestrale, mais elle n’aidera pas le film à rester pour beaucoup mort-né. La brouille entre les deux hommes sera à la hauteur de l’intensité de leur amitié. Présents ensemble au Festival de Cannes en mai 1986 pour défendre le film, l’accueil glacial réservé au film sonnera le glas de leur collaboration.
Un autre malentendu se produit en 1988 sur L’Ours. Fort de leur collaboration sur La Guerre du Feu, les deux hommes sont impatients de se retrouver. Pour ce nouveau défi lancé à Sarde, le compositeur convoque les quatre-vingt musiciens du London Symphony Orchestra. De son propre aveu Philippe Sarde envisage L’Ours comme un film muet – dans un registre certes moins radical que La Guerre du Feu – mais également à la manière d’un long métrage d’animation dans lequel la musique ferait office de narrateur principal. A l’arrivée, le film sort à l’automne 88 sans qu’il ne reste grand-chose des cinquante minutes enregistrées pour le film.
En lieu et place de la musique, effets sonores et grognements animaux portent principalement la charge narrative du film. Subsistent ici et là quelques minutes éparses, essentiellement basées sur l’adaptation pour orchestre d’une pièce pour piano de Tchaïkovski (Les saisons). En tout cas bien trop peu pour se faire une juste idée des concepts du compositeur.
Annaud a-t-il eu peur d’une partition narrative, trop orchestrale ? Ces crises et atermoiements en coulisse n’empêcheront pas L’Ours d’être un nouveau triomphe public et critique. De son côté, Philippe Sarde garde du film le souvenir d’un malentendu, d’un rendez-vous manqué. Une débâcle au goût amer. Les deux hommes ne retravailleront plus ensemble.
Une décennie qui démarre sur les chapeaux de roue (Le choix des Armes, La Guerre du Feu), traverse quelques orages en son milieu, mais au terme de ces dix années Philippe Sarde signe pour Costa-Gavras une des partitions qui lui tienne le plus à cœur : Music Box (1989). Un scénario diaboliquement émouvant de Joe Eszterhas (Basic Instinct, Flashdance), une interprétation convaincue de Jessica Lange et Armin Mueller Stahl font de Music Box davantage qu’un simple thriller ou film de procès. C’est en fouillant dans le passé de son père que cette avocate de Washington découvre l’horrible vérité sur celui-ci. Un sujet sensible auquel la musique, entremêlant écriture chambriste et musique folklorique hongroise, apporte une plus-value certaine, et s’inscrit une fois de plus hors des sentiers battus.
Cette période témoigne aussi d’une ouverture davantage marquée vers les Etats-Unis. Outre la musique du Fantôme de Milburn déjà citée, Sarde collabore à des films aussi divers que Joshua Then and Now (Ted Kotcheff – 1985), Lost Angels (Hugh Hudson – 1989), Lord of the Flies (Harry Hook – 1990). Mais sa plus belle rencontre américaine reste indéniablement celle du scénariste et réalisateur Marshall Brickman, complice d’écriture de Woody Allen.
Amoureux de la musique de Sarde, celle de Tess en particulier, le réalisateur fait appel à lui pour son premier film : Lovesick (1983). Comédie éminemment new-yorkaise interprétée par Dudley Moore, Elizabeth Mc Govern et Alec Guiness, elle offre au compositeur l’opportunité de s’atteler à genre très américain : la comédie romantique urbaine. Mais sans rien perdre de son écriture « française », en l’occurrence ici dans un esprit de valses orchestrales « belle époque », éloigné des figures jazzy attendues sur pareil sujet. Une première collaboration harmonieuse entre les deux hommes qui se poursuivra sur deux autres films : The Manhattan Project (1986), et Sister Mary Explains it All (2000).
C’est d’abord un caméléon. Il sait formidablement s’adapter une fois que vous lui avez expliqué ce que vous voulez, une fois que vous l’avez dirigé, une fois que vous lui avez communiqué votre enthousiasme ou votre connaissance, il sait formidablement vous servir.
(Bertrand Tavernier)
Les années quatre vingt-dix voient Philippe Sarde réduire sa production : trente-sept films seulement (!) entre 1991 et 2001. Palmarès impressionnant malgré tout, mais pour un boulimique comme Sarde, c’est presque petit joueur. C’est pour le compositeur une manière de souffler, de faire le point après deux décennies d’une production marathonienne, voire boulimique.
Certaines grandes collaborations continuent mais ce seront les dernières : Nelly et M. Arnaud ou Le Petit Garçon seront les derniers films à réunir sur une même affiche le nom du compositeur à ceux de Claude Sautet et Pierre Granier-Deferre, les deux pères de cinéma du Philippe Sarde.
Le premier est pour Claude Sautet un film testament, traversé comme toujours de rais autobiographiques. Mais cette fois-ci le cinéaste est presque à découvert. Michel Serrault s’y impose comme le double physique et émotionnel du réalisateur. La partition de Philipe Sarde, en dépit de sa courte durée au sein du film, impose une fois de plus un scénario musical à la fois lyrique, mais paradoxalement anti sentimental, presque angoissée, comme une prémonition de mort. Deux notions contradictoires, au cœur de l’œuvre du réalisateur (émouvoir sans tricher).
Pour Pierre Granier-Deferre, Le Petit Garçon est l’opportunité de revenir sur sa jeunesse durant les années d’occupation, mais pudeur extrême du réalisateur, à travers l’adaptation du roman autobiographique de Philippe Labro. La partition de Philippe Sarde, conçue et enregistrée comme une œuvre distincte du film et préservée sur disque dégage un parfum de nostalgie de l’enfance et des paradis perdus.
Au London Symphony Orchestra, Sarde adjoint clarinette, piano et violon solo pour un résultat d’une grande beauté. Orchestre et solistes s’entremêlent de manière concertante, pour un résultat éminemment « sardien », d’une pureté toute française dans la distinction de l’écriture, son caractère chambriste.
Le petit garçon, c’est aussi une longue suite de plus de vingt minutes intitulée La guerre à 9 ans ravive par sont titre même le souvenir du romancier et scénariste Pascal Jardin, fidèle collaborateur de Granier-Deferre, auquel cette partition est un hommage musical. La boucle est bouclée.
Avons nous précisé combien la musique du compositeur a su si bien décrire une mélancolie, une nostalgie profondes dès qu’il s’attaque à de sujets propres à l’enfance (Ponette, L’Adolescente, La Baule Les Pins) ?
Une anecdote du compositeur éclaire avec éloquence ses rapports à l’enfance, à ses souvenirs, en illustrant parfaitement combien certaines de ses partitions en ont été irriguées : « Ma mère chantait Carmen à l’Opéra Comique et donc quelque part lorsque Carmen se faisait tuer par Don José pour moi c’était ma propre mère qui se faisait tuer. Donc je m’en allais et j’allais pleurer sur les fauteuils rouges en velours. Il y avait un mélange de l’enfance et de la vie. »
Une décennie d’adieux, de bilans, mais également une période riche et variée. Car les cinéastes fidèles répondent toujours présents: de Jacques Doillon (Le Jeune Werther, Ponette) à André Téchiné (J’Embrasse Pas, Les Voleurs) en passant par Bertrand Tavernier (L. 627, La Fille de d’Artagnan) où Laurent Heynneman (La Vieille qui marchait dans la Mer)…
Plus de cent cinquante partitions pour un bon nombre de films majeurs de ces vingt dernières années ont fait de Philippe Sarde une référence pour des cinéastes plus jeunes : de Diane Kurys (La Baule Les Pins) à Nicole Garcia (Le Fils Préféré), en passant là encore par Sylvie Verheyde (Un Frère), Jim McBride (Qui a Tué le Chevalier ?), Alexandre Arcady (Pour Sacha, Dis-moi Oui, K), ou Philippe Lioret (Mademoiselle)…Quand ce ne sont pas des pointures déjà bien établies qui viennent frapper à sa porte : Claude Berri (Lucie Aubrac), Philippe de Broca (Le Bossu)…
En 1994, Philippe Sarde épouse Clotilde Burrer, avec qui il désire avoir un enfant, une fille en particulier. Vœu exaucé : Ponette voit le jour en janvier 1998, Liza en mai 1999. Deux prénoms, qui renvoient de jolie façon à deux films éponymes de Jacques Doillon et Marco Ferreri respectivement. Une manière pour le compositeur, homme de cœur autant que de musique, de saluer son indéfectible affection pour deux complices de création, deux hommes chers à son cœur autant qu’à sa biographie personnelle.
D’un point de vue purement stylistique la décennie 1991-2000 voit la musique du compositeur connaître de subtils changements. L’approche jadis purement mélodique se métamorphose en une écriture parfois plus complexe. Ses partitions ne sont plus uniquement irriguées par un riche fleuve mélodique. Elles vont s’ouvrir aussi encore un peu plus à la musique de leur temps. Pas un hasard donc que la partition de L.627 composée pour Tavernier se frotte au minimalisme de Philip Glass, mais toujours à travers les filtre harmoniques et rythmiques « sardiens. »
A d’autres moments, tandis que durant ces années s’impose de plus en plus en France une raréfaction des prises de risque musicaux, Sarde ne lâche rien et en jeune « vieux lion » impose plus que jamais un discours musical parfois en opposition aux figures imposées du genre. Ainsi La Fille de D’Artagnan, film de cape et d’épée dans la tradition des films de Riccardo Freda, permet au compositeur de tisser une vaste mosaïque dans laquelle s’entrecroisent des motifs baroques, une écriture rythmique contemporaine et avant tout un savant métissage (instruments exotiques, percussions africaines).
Comme si ces expériences sans filet lui réussissaient davantage que le néo-classicisme d’un Pirates par exemple. Sarde continue d’écrire avec le goût de surprendre. On retrouve ce goût du métissage, parfois jusqu’à une abstraction audacieuse dans Qui a tué le Chevalier ? (1994).
De 2001 à 2010, dix-neuf films sortent avec sur leur affiche le nom de Philippe Sarde. En France, on notera qu’entretemps la situation de la musique de film ne s’est pas améliorée: budgets de plus en plus dérisoires et jusqu’à l’insulte, recours de plus en plus fréquents à des musiques préexistantes (chansons, répertoire classique), réalisateurs majoritairement hostiles à la musique originale, tout du moins peu enclins à laisser assumer au compositeur son rôle de scénariste musical. La situation est problématique. En 2015, déplorons qu’elle n’ait pas évolué… si ce n’est en pire.
En dépit de tous ces handicaps, composer de la musique dans ses conditions devient pour Sarde une gageure, un défi de plus en plus difficile à relever. Depuis le début de ce siècle, Sarde ne cache pas son désarroi face une profession qui a oublié à quel point on ne créée jamais à partir de rien. Plutôt, la musique et le cinéma c’est une longue et riche histoire, dont de trop nombreux cinéastes ont aujourd’hui décidé d’en écrire le mot Fin définitif. A force d’ignorance et d’absence de sensibilité. De son propre aveu, Philippe Sarde s’engage désormais sur des projets davantage pour la personnalité d’un réalisateur.
Le film en deviendrait parfois presque secondaire. Il en est ainsi pour Alexandra Leclère et Les Sœurs Fâchées en 2004. Et si Le Mystère de la Chambre Jaune (2003) ou Le Parfum de la Dame en Noir (2005) séduisent le compositeur, c’est aussi la vision d’ensemble de Bruno Podalydès, à la fois populaire et poétique, résolument personnelle, qui vont convaincre le musicien de se lancer dans l’aventure à ses côtés. Les relectures des aventures de Rouletabille par le cinéaste de Liberté Oléron ou Adieu Berthe ne manquent en effet ni de panache, ni de la drôlerie fantasque et de la ligne claire coutumière du réalisateur. Podalydès et ses comédiens y sont secondés par les partitions inventives de Philippe Sarde.
Les péripéties y sont nombreuses, la galerie de personnages, savoureuse. Mais c’est aussi l’époque et les costumes, la lumière de la Méditerranée et ce parfum des années vingt qui inspirent le compositeur. La chance d’ouvrir sa boîte à musique à un metteur en scène en demande et d’y d’en laisser sortir ses subterfuges rythmiques, orchestraux et mélodiques. N’est-il donc pas surprenant d’y entendre Sarde de recréer un monde musical typique, un parfum années folles, dans lequel erre le fantôme de Debussy ? D’entendre quelques notes d’Ondes Martenot ? Et surtout réutiliser le timbre si distinct de l’harmonica de verre… comme un souvenir du Locataire ? Une manière comme une autre de faire découvrir à une nouvelle génération de spectateurs le « son Sarde ».
Surprise agréable, sa nomination aux Césars 2011 pour La Princesse de Montpensier tend à conforter le compositeur dans ses prises de risque. A ne rien oser, à ne plus risquer grand chose, on en devient anonyme. Philippe Sarde est à l’abri d’un tel fatum. Outre son inspiration, son talent mélodique, Alain Corneau avait su débusquer l’une des qualités profondes de son compositeur : « Philippe a eu une vista et une lucidité sur le déroulement filmique absolument ahurissants. Il vous parle d’abord comme cinéaste et pas en musicien. » Philippe Sarde aurait-il une réputation de trublion ? D’un créateur ingérable et capricieux ? Excessif, dépensier ?
En même temps exhortons les jeunes cinéastes à tenter le pari, à se laisser bousculer en accueillant un compositeur dont le regard critique et acéré est tempéré par un goût de la générosité musicale. Parce que Philippe Sarde, ce sont des idées en marche. Un goût du risque aussi. Toujours pour le bien du film.
Si ces dernières années Sarde se repenche sur sa vaste expérience d’homme de cinéma et de musique, c’est pour apprécier la valeur du voyage qu’il a accompli auprès des plus grands cinéastes français ou étrangers. C’est un voyage qui se continue bien sûr, mais à un rythme plus lent, toujours en en savourant les étapes.
Lorsque le film se présente, le spectateur – pour que peu que son œil écoute – pourra savourer la volonté du compositeur à ne rien lâcher : écrire comme il l’entend, raconter musicalement quelque chose de propre au film, mais surtout donner à entendre, comme c’est le cas dans Quai d’Orsay (2013).
On ne le répètera jamais assez combien c’est avant tout la musique d’un film qui peut l’illuminer de l’intérieur. Même si Quai d’Orsay est une comédie, l’habileté du compositeur tient simplement à une donnée très simple : il n’a pas composé une partition de film comique. Sa musique est grinçante, étrange, ne prête pas à sourire. Pourquoi être bêtement pléonastique ? Elle apporte davantage à l’image. Certainement plus ambitieuse que bon nombre d’autres partitions de films français actuels.
En 1985, questionné par la télévision belge qui lui consacre une émission spéciale, Philippe Sarde livre ainsi les clés de son amour du cinéma et de la musique :
Ma chance a été de rencontrer un homme de valeurs pour mon premier film (Claude Sautet). Non seulement un homme de valeurs pour le cinéma qu’il faisait, mais un homme de valeurs comme Homme. Il m’a appris mon métier (…) comment il fallait que je me comporte en face de ce métier : non seulement sur le plan technique mais sur le plan moral (…) une chose que Claude Sautet m’a toujours dit c’est que ce métier il faut le faire avec sérieux.
Regrettons la prise de pouvoir des plaisantins. Lorsque cinéma et musique s’exercent pour de mauvaises raisons, le résultat s’en ressent. Mais tant que des cinéastes ou des producteurs auront le don d’une oreille curieuse et éduquée, nul doute qu’il sera toujours possible à Philippe Sarde d’ajouter des films supplémentaires à sa prestigieuse liste de collaboration, en entreprendre aussi de nouvelles. Aux réalisateurs à leur tour d’écouter, d’analyser, de tenter de percer le mystère Sarde.
Pourquoi hésiter ? La musique du compositeur est riche, émotionnelle, étrange, lyrique, claire, complexe, surprenante… Le cinéma, en s’abreuvant à cette source d’inspiration, en ressortira toujours plus vivant, plus évocateur, et surtout plus intelligent.
Texte écrit par Christian Lauliac, qui remercie pour leur relecture avisée Alain Decharte, Édouard Dubois, Michèle Robert-Lauliac et Yves Taillandier.